Il y a quelque chose de beau dans les visages de mes patients. Je ne parle pas ici de l’esthétique, de l’harmonie des traits ou de la qualité de leur grain de peau, mais de cette mise à nu des sentiments intérieurs qui affleure sur leurs visages. « Tout part du visage de l’autre », disait le philosophe Emmanuel Levinas*. Ce visage n’est pas une simple surface visible, ni une forme esthétique : il est ce qui se présente à moi dans sa nudité, dans sa vulnérabilité. C’est ce visage, en tant que psychiatre, qui me convoque, m’implique, m’appelle à prendre soin. Pour Levinas, c’est la fragilité du visage de l’autre qui nous rappelle à tout instant ce qui est au fondement de l’éthique : « Tu ne tueras point. » De la vulnérabilité naît l’éthique, une forme supérieure de beauté. Ce lien entre vulnérabilité et beauté est une notion universelle. Il est au coeur d’une philosophie née à l’autre bout du monde : la philosophie zen du Japon. Cette résonance entre vulnérabilité et beauté irrigue notamment l’esthétique du haïku, qui capte en quelques syllabes un instant éphémère, souvent ordinaire, mais chargé d’une émotion subtile, ce que les Japonais appellent mono no aware (la sensibilité aux choses qui passent). Voici un exemple, écrit par l’un des plus grands maîtres du haïku, Matsuo Bashô (1644-1694) :

HERBES DE L’ÉTÉ — DES VALEUREUX GUERRIERS LA TRACE D’UN SONGE**.

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Les herbes d’été poussent là où jadis se sont battus les samouraïs. Ce qui subsiste, ce ne sont ni la gloire ni les exploits, mais ces herbes fragiles et banales. Ce haïku parle de la dissolution du passé, de la beauté discrète de ce qui demeure après le fracas. Cette sensibilité a infusé durablement l’esprit japonais, jusqu’à s’exprimer dans des domaines inattendus. Avez-vous déjà entendu parler de l’art du kintsugi ? Il s’agit d’une technique de poterie qui consiste à réparer les céramiques brisées avec de l’or, en soulignant les fissures plutôt qu’en les masquant. L’objet raconte alors une histoire, celle de son usage et de ses accidents. Ce qui semble brisé, marginal ou incomplet devient beau par sa fragilité même.

Si vous cherchez, vous aussi, cette forme de beauté, prenez le temps, cet été, de vous asseoir quelques instants dans la nature et d’observer les herbes sauvages. Bientôt, le soleil à son zénith les aura jaunies. Elles disparaîtront alors, coupées dans les foins.

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* Dans Éthique et infini (Le Livre de poche, 1984).

**Dans La Sente étroite du bout du monde (L’Amourier, 2002).